🎰 Réglementation des jeux d’argent : pas de PSO2 à Bruxelles

(Cet article est le 2e sur 4 du dossier Gambling)

Le 5 août 2020, sur les forums de joueurs francophones, c’est la fin de 8 ans d’attente : Phantasy Star Online 2 sort dans le monde entier via la plateforme Steam. Dans le monde entier ? Stupeur chez les joueurs belges : ils ne peuvent pas télécharger le RPG japonais. Même constat de l’autre côté des Flandres. Stupéfaction. Pourquoi le jeu est-il bloqué dans certains pays ? Réponse : une histoire de jeu d’argent (ou gambling). Enquête.

Perdre son argent virtuel au Black Jack dans un jeu vidéo est-il pire que perdre son argent réel aux paris sportifs ? On notera la mascotte typiquement nippone qui sert de croupier.

« Loot boxes » et jeux de hasard

En fait c’est un tout petit détail. Un aspect minuscule du jeu, que la plupart des joueurs n’utiliseront jamais : les tickets à gratter. Le joueur peut, en échange d’argent réel, acheter un « scratch ticket » qui donnera au joueur une récompense aléatoire, dont la valeur peut dépasser ou non la valeur du ticket. Et c’est ce qui a fait tiquer (haha) la commission belge des jeux de hasard. Ce système dit de « loot box » (que nous traduirons grossièrement comme « boîte à butin ») s’est généralisé dans les jeux en ligne ces dernières années : Team Fortress 2, Overwatch, Counter Strike, on retrouve également beaucoup ce phénomène dans les jeux de sport comme FIFA.

Certains objets et services du jeu ne s’obtiennent qu’en échange d’AC (Arks Credit). Le seul moyen d’obtenir des AC est de les acheter, ici via le magasin Steam.
Dans PSO2, les loot boxes (« AC Scratch Ticket ») ne peuvent être acquis qu’avec des AC ou en récompense d’un achat.
A droite on voit une autre devise, les « SG ». Il est possible d’obtenir des SG dans le jeu sans dépenser d’argent et cela fait une grosse différence.

Le régulateur belge a mené une enquête avant de conclure à l’interdiction (et la qualification criminelle, carrément) des loot boxes dans les jeux vidéo. Tout d’abord elle a conclu que les loot boxes s’apparentait entièrement à des jeux de hasard avec de l’argent réel.
Ensuite elle a caractérisé deux éléments justifiant sa décision d’interdiction :
(1) la protection des mineurs, public prépondérant et sensible de jeux vidéo ;
(2) l’absence d’un cadre préventif au sein des jeux vidéo.

Amis belges et néerlandais, c’est uniquement à cause de ce que vous voyez sur cette capture d’écran que vous êtes privés de PSO2.

En fait, il est indirectement reproché aux éditeurs de jeux vidéo d’inciter les joueurs à dépenser un maximum d’argent, peu importe leur âge et leur niveau de responsabilité.

Certains éditeurs ont commencé à abonder dans le sens d’une plus grande transparence. Ainsi, sur la décision du PDG de son éditeur, les loot boxes du jeu Fortnite sont devenues littéralement transparentes afin de ne pas duper le joueur dans son achat. On tort le coup à l’aspect « jeu de hasard » pour rendre la pratique plus saine et acceptable.

Aux Pays-Bas, la situation est similaire, mais le régulateur est un peu plus conciliant. Citant un « danger potentiel de dépenses irraisonnables« , le Kansspelautoriteit a demandé aux éditeurs de jeux possédant un système de loot box, notamment Valve, de le rendre indisponible sur son territoire. Il y a ainsi moins de jeux comprenant des loot boxes bloqués aux Pays-Bas qu’en Belgique.

Quid de la France ?

Avant de conclure sur le cas de PSO2, un petit point rapide sur la situation en France. Dans un courrier en réponse au sénateur de Saone-et-Loire qui s’inquiétait de voir ce phénomène croître, le président de l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL), Charles Coppolani, répond que l’ARJEL garde le phénomène à l’œil, surveillant trois dérives possibles :

  1. des transactions « quasi obligatoires » pour profiter pleinement du jeu, le consommateur devant être protégé et en possession d’une information complète lorsqu’il acquière un jeu ;
  2. une nature de jeu de hasard et de jeu d’argent (ce que la Belgique a affirmé dans sa réglementation) ;
  3. la possibilité de faire commerce d’objets virtuels pour de l’argent réel.

Pour Coppolani, ce qui prime est de protéger le consommateur et de mener des réflexions au niveau national et européen. Autrement dit : il est tout à fait conscient de la situation et ne l’estime pas problématique pour le moment. Les loot boxes ne font qu’ajouter une dimension de hasard aux transactions intragame déjà existantes. Mais cette dimension est justement celle qui attire l’attention des régulateurs. Le joueur, aussi âgé et responsable soit-il, peut être incité à dépenser d’importantes sommes d’argent pour acquérir un objet spécifique dans un jeu de hasard.

D’un point de vue économique, vaut-il mieux vendre un item 10 EUR, ou bien proposer un système de loterie à 3 EUR le tirage, avec 1 chance sur 20 d’obtenir l’item désiré ?

Quand les joueurs belges et néerlandais pourront-ils jouer à Phantasy Star Online 2 ?

Ils le peuvent déjà. Bien que Sega n’ait pas donné accès à son jeu sur ces territoires, elle n’empêche pas ses habitants d’y jouer… s’ils trouvent un accès. Sega n’espère sans doute pas spécialement recueillir beaucoup de joueurs des pays bloqués par les lois anti-lootboxes via des contournements qui n’ont, à ce jour, strictement rien d’illégal.
Nous sommes dans une zone grise. Le joueur belge qui veut absolument jouer à PSO2 et massacrer ses économies en tickets à gratter le peut. Tant bien même serait-il peu habile en informatique, il n’aurait qu’à passer la frontière française ou allemande et s’y géolocaliser pour effectuer légalement les transactions qu’il souhaite.

Cette zone grise de disponibilité du jeu fait écho à ce que dit le président de l’ARJEL : il faut mener une réflexion à l’échelle européenne et internationale. On se retrouve dans l’une de ces innombrables situations où les règles changent d’un pays à un autre, empêchant les pays les plus zélés de pleinement accomplir ce qu’ils souhaitent.

Un parallèle choisi non-aléatoirement serait la fiscalité des entreprises à l’international. Un pays comme la France ou la Belgique peut appliquer toutes les lois qu’il veut pour limiter l’optimisation fiscale, si les autres pays où la loi est différente ne jouent pas le jeu, leurs efforts n’auront qu’un succès limité. Si Amazon ou Starbucks payent si peu d’impôts en France ou en Belgique, c’est parce que des pays comme le Luxembourg et l’Irlande le veulent bien. Et pour rappel : c’est tout à fait légal.

Si Sega veut pouvoir lancer son jeu sur ces marchés, il lui suffit théoriquement de bloquer l’accès aux transactions de tickets à gratter pour les joueurs belges et néerlandais. Cela suffirait sans doute à lui obtenir le feu vert du régulateur néerlandais. Pour ce qui est de la Belgique, il faudra sans doute engager la conversation avec le régulateur local.

Mais est-ce que ces marchés sont vraiment intéressants aux yeux de Sega ?
Soigner le public occidental ne semble pas sa priorité : la version internationale du jeu est partiellement détraquée depuis sa sortie, Sega en est certainement conscient et n’a toujours pas corrigé son code.
Que la phrase précédente ne vous refroidisse pas : c’est simplement une formule de calcul des points de vie des boss dans le mode de difficulté « Super Hard » qui s’est déréglé suite à une modification du code, qui fait que lesdits boss ont largement plus de points de vie qu’ils ne devraient.
Mais pour conclure, il n’y a pas de raison d’être optimiste sur une sortie du jeu dans les pays bloquant les loot boxes.

Et le casino du jeu, il ne pose pas problème ?

Non. Pourquoi ?

On peut pourtant en acheter en échange d’AC Scratch Ticket, qui eux valent de l’argent réel, n’est-ce pas ?

Le « swap shop » vous permet d’échanger un ticket à gratter « AC Scratch Ticket » contre 50 « casino coins ».

Le casino ne pose pas de problème car ici la transaction n’est pas obligatoire pour bénéficier de cette partie du jeu. Vous recevez des jetons de casino sans avoir à débourser le moindre centime et vous avez accès à tous les lots disponibles à l’échange contre des jetons.

Il n’y a donc pas d’obligation pour le joueur de payer pour jouer.

(Le jeu est généreux en jetons de casino, de plus.)

« Gambling law » : un bordel international

Le cas des tickets à gratter de PSO2 (ou des loot boxes de manière générale) et les disparités de régulations des jeux de hasard entre les pays soulèvent des questions pertinentes sur le droit international, notamment le droit des affaires. Le gambling est un sujet intéressant, secret et complexe.

Aujourd’hui nous nous contenterons d’un tour d’horizon rapide du point de vue du droit.

Saviez-vous qu’en France, il n’est possible d’ouvrir et opérer un casino que dans les villes balnéaires ? Ou pour être tout à fait exact et citer la loi Chaban de 1988 : « dans les villes ou stations classées touristiques constituant la ville principale d’une agglomération de plus de 500 000 habitants et participant pour plus de 40 %, le cas échéant avec d’autres collectivités territoriales, au fonctionnement d’un centre dramatique national, d’un orchestre national et d’un théâtre d’opéra présentant en saison une activité régulière d’au moins vingt représentations lyriques ». Un certain contraste avec Las Vegas où il n’y a pas une goutte d’eau. Quid de Maastricht aux Pays-Bas, ville de 120 000 habitants dans les terres, mais qui a l’un des principaux casinos du pays ? (Réponse : la population dans un diamètre de 80 km à la ronde est de 4 millions d’habitants répartis dans plusieurs pays voisins).

Pourquoi tant de règles et de disparités d’un pays à un autre ? Ou plus simplement : comment régule-t-on le gambling et pourquoi ?

Je voulais illustrer ici avec le casino d’Enghien-les-Bains mais je n’ai pas trouvé de belle photo libre de droit, alors voici le casino Venetian à Las Vegas. Crédit : Mariamichelle.

L’exemple du régulateur français : l’ANJ (ex ARJEL)

Les jeux d’argent existent depuis la nuit des temps. Les gouvernements les ont d’abord interdits, puis fortement régulés (et taxés). En France, la première loterie est autorisée par François Ier en 1539 (et selon Stéphane Bern, c’est un bide). Plus malin, Napoléon autorise les établissements de jeu en 1806. Il semble que les profits de l’état sur les jeux de hasard aient financé la construction d’un pont sur la Seine au XVIè siècle (mais ma source est muette sur les détails).

L’ARJEL est crée en 2010 suite à la « libéralisation du marché des jeux d’argent » voulue par l’Union Européenne (voir paragraphe ci-dessous) dans un concept de libre marché et libre concurrence. L’ARJEL est remplacée en juin 2020 par l’ANJ (Autorité Nationale des Jeux). Cette décision fait directement suite à la loi PACTE et à la privatisation de la Française des Jeux fin 2019.

En 2010, la France a donc ouvert le marché du gambling sur son territoire au secteur privé. Afin de réguler ses acteurs, elle met en place l’ARJEL, qui délivre les agréments. Le cahier des charges est lourd et par conséquent il n’y a que 27 agréments actifs en 2020.

L’objectif de l’ARJEL est avant tout de s’assurer que l’opérateur a les reins solides pour protéger le consommateur (le joueur) et lui garantir la totale reversion de ses gains. Ce seul élément fait de la régulation française une référence. Nombreux sont les cas d’arnaques et de fraudes au gambling : le joueur s’inscrit sur un site étranger, d’une société enregistrée nulle part ou dans un paradis fiscale comme les Seychelles par exemple, envoie de l’argent sur son compte et ne peut jamais retirer ses gains. Ce cas de figure s’observe même avec des sociétés établies dans des juridictions réputées.

La politique de l’Etat en matière de jeux d’argent et de hasard a pour objectif de limiter et d’encadrer l’offre et la consommation des jeux et d’en contrôler l’exploitation afin de :
1° Prévenir le jeu excessif ou pathologique et protéger les mineurs ;
2° Assurer l’intégrité, la fiabilité et la transparence des opérations de jeu ;
3° Prévenir les activités frauduleuses ou criminelles ainsi que le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ;
4° Veiller au développement équilibré et équitable des différents types de jeu afin d’éviter toute déstabilisation économique des filières concernées.

LOI n° 2010-476 du 12 mai 2010 relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne, Article 3
Crédit : Jan Vašek

Les sites de jeux en ligne peuvent être régulés de partout dans le monde

Le gros problème donc, pour le joueur et le régulateur français, vient de l’étranger. Comme vu dans notre histoire de loot box, la réglementation change d’un pays à un autre. Il est très rare (et souvent illégal) pour un pays d’interdire aux ressortissants d’un autre pays de venir jouer sur leur juridiction, d’autant plus lorsque nous parlons de jeux en ligne.

Avec l’émergence d’internet à la fin des années 1990, certaines juridictions (= « pays écrivant ses propres lois« ) ont tout de suite vu l’opportunité d’attirer des capitaux, à la matière des paradis fiscaux (certaines de ces juridictions étant d’ailleurs des paradis fiscaux).
Nous citerons Curaçao, l’Île de Man, Malte et Antigua-et-Barbuda notamment.

Le petit état d’Antigua-et-Barbuda, dont la population équivaut à celle de la ville de Nancy intra-muros ou l’aire urbaine de Calais, soit 100 000 habitants environ, a gagné un recours à l’OMC face aux États-Unis afin de faire autoriser ses sites de jeux en ligne sur le territoire américain. Le régulateur américain, invoquant de lui-même le puritanisme de son pays, souhaitait préserver la population américaine des casinos offshores en ligne, en vain.

Le joueur français peut ouvrir un compte et déposer des fonds sur un établissement en ligne enregistré à l’étranger, mais le cadre juridique ne le protégera pas de la même manière qu’une société enregistrée en France (mieux ou moins bien, ce n’est pas l’objet de cet article – mais si vous vous sentez concernés, faîtes simplement preuve de bon sens).

Antigua-et-Barbuda, état insulaire des Caraïbes. Crédit : neufal54

Pourquoi réguler et taxer les jeux d’argent ?

Nous l’avons vu dans l’extrait de loi ci-dessus, la régulation a pour but premier de protéger la population d’elle-même. L’addiction au jeu est considérée comme un coût pour la société, un dommage. Dans le cas des jeux physiques, cela se matérialise par un fort contrôle du gouvernement sur les établissements de jeux (dans certains pays, c’est même l’état qui gère les casinos – imaginez aller jouer à une machine à sous FDJ !). Les établissements de jeux physiques sont assez fortement taxé dans la majorité des pays. Une fiscalité qui se veut parente d’un droit d’accise : on fait descendre au consommateur le coût que les jeux d’argent font peser sur la société (addiction, criminalité, etc).

Toutefois ce « coût » semble difficile à évaluer, ce qui rend les politiques fiscales et réglementaires assez aveugles.

Mais le pire, nous l’avons vu, c’est la dématérialisation des jeux d’argent et leur émancipation sur internet. Aujourd’hui, citoyen français, si je veux jouer mon argent sous une autre réglementation, je suis libre de m’inscrire sur un site maltais, curacien ou anglais. Voir sur un site non réglementé.
Je vous le dis pour avoir vérifié. Je n’ai pu m’inscrire sur un site russe mais pas de problème en Ukraine. L’accès m’est également refusé sur un casino curacien opérant intégralement en cryptomonnaie. Le choix reste vaste.

Que peut faire l’ANJ et l’état français si je veux jouer mon argent hors de France (et même hors d’Europe, car finalement Malte, Curaçao et dans une mesure retrospective la Grande-Bretagne restent l’Europe) ?

En cela nous voyons que beaucoup de questions sont encore en suspens, que le sujet n’est pas maîtrisé par les législateurs nationaux, qui observent avec vigilance l’évolution du marché, corollaire aux évolutions technologiques.
Certaines de ces questions sont d’ordre économique et social – nous en discuterons le mois prochain à travers le prisme de l’Asie.
D’autres, liées directement à ce flou général, font resurgir le spectre de la malveillance et du crime organisé autour ou via le jeu. Nous en discuterons en fin d’année.

À notre époque, vous êtes libre d’aller perdre votre argent (quasiment) où vous le voulez. Crédit : Jan Vašek

Merci d’avoir lu cet article, second épisode d’une série d’enquêtes sur le thème du gambling ! J’espère qu’il vous a plu et appris des choses, et que la conclusion relativement floue ne vous a pas frustré. Il faut dire que nous sommes en plein sujet mouvant.

Si ce n’est déjà fait, vous pouvez lire le premier article de notre enquête qui s’intéresse aux mécaniques des sites de paris en ligne.

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Sources (en plus des liens présents dans l’article) :
1. Wikipédia
2. Economic Aspects of Gambling Regulation: EU and US Perspectives. Corsyn, Fijnaut & Littler, 2007
3. Theory and Practice of Excise Taxation: Smoking, Drinking, Gambling, Polluting, and Driving. collectif, 2005, chapitre 4 « Gambling Taxes« , Charles T. Clotfelter
4. Internet Gambling Offshore: Caribbean Struggles over Casino Capitalism, Andrew Cooper, 2011


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